Ratings1
Average rating4
[Edition Tristram(2007), 944 pages, nouvelle traduction]
Roman anglais du 18ème siècle, sommet de la littérature anglaise et pourtant fort peu connu en France, peut-être parce qu'il concurrence notre Rabelais national.
Je dis roman mais c'est un bien pauvre terme pour décrire cette oeuvre de Laurence Sterne(1713-1768), pasteur irlandais, dont c'est le chef-d'oeuvre, écrit entre 1759 et 1767, dans la lignée de Rabelais ou de Cervantès, qu'il cite régulièrement dans ses pages.
La traduction de Guy Jouvet, après celle de Charles Mauron en 1947, se veut fidèle à l'esprit d'origine du livre et reprend en particulier toute la typographie très surprenante, avec de nombreux tirets dans le texte, des étoiles, des pages blanches, des dessins (la structure du récit ou les moulinets de cane d'oncle Tobie), des onomatopées.
L'histoire est celle de Tristram Shandy et de sa famille. Mais le récit commence avant même la naissance du personnage principal (qui n'arrivera qu'après 1/3 du livre), dès sa conception. On y découvre la vie du manoir familial avec son père, sa mère, son oncle Tobbie, le pasteur Yorrick, le Dr Bran, les voisins, la servante Suzanne ou le valet Obadiah, le caporal l'Astiqué et tant d'autres. On y apprend pourquoi Tristram porte ce drôle de nom, pourquoi son nez est déformé et pourquoi c'est un si grand malheur,..
Laurence Sterne prend toutes les libertés qu'il souhaite avec le récit et sa forme: il retourne régulièrement en arrière retardant ainsi la progression de l'histoire; il insert des digressions ou des réflexions dans des argumentations, ou l'inverse, au risque parfois de perdre totalement le fil de l'histoire; il interpelle le lecteur (“Votre honneur”) ou la lectrice(“Madame”); il affirme sa position d'auteur qui décide de quoi il veut parler et comment (“Ouf! tous mes héros, à l'heure qu'il est, se débrouillent donc seuls [...] aussi m'en vais-je profiter de ce répit pour écrire ma préface” ); il laisse des chapitres vides qu'il complète plus tard; il place la préface au chapitre XX du volume III .
Les “opinions” de Tristram, qui sont le plus souvent mises dans la bouche de son père, abordent de nombreux thèmes : religion, histoire, géographie, philosophie, sexe, sociologie, guerre, avec les propres termes de l'auteur mais aussi en détournant et parodiant des textes d'auteurs contemporains, le tout avec beaucoup d'humour et d'ironie. On y trouve ainsi de nombreux passages inspirés de Locke, Epitécte, Bacon, Burton, Kant. Les commentaires du traducteur éclaire le lecteur sur toutes ces subtilités.
Sterne parle aussi régulièrement des “califourchons” (dada dans le langage sternien ou “hobby-horse” en VO) de ses héros, et en particulier de la passion de son oncle Tobbie pour la reconstitution, dans son jardin, de sièges militaires fameux, qui lui rappellent en outre sa propre carrière stoppée par un éclat de pierre à l'aine, et sujet de nombreux passages humoristiques.
Ces presque 1000 pages de littérature loufoque et débridée ne sont pas forcément faciles d'accès mais justifie largement l'effort à faire pour accéder à l'univers Shandéen.
De nombreux écrivains se sont inspirés des audaces littéraires et narratives de Sterne, parmi lesquels, Voltaire, Diderot , Hoffman, Balzac,James Joyce.