Idiss
Idiss
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Robert Badinter est une figure qu'on ne présente plus. Avocat, homme politique, ministre de la Justice après l'élection de François Mitterand en 1981, il restera dans l'Histoire comme celui qui a fait voter l'abolition de la peine de mort en France. Même si sur certains sujets je ne suis pas toujours d'accord avec ses prises de position, c'est un homme pour lequel j'ai toujours éprouvé beaucoup de respect, notamment après avoir lu son excellent livre L'abolition où il racontait son combat contre la peine de mort.
Dans Idiss paru tout récemment, il nous parle de sa grand-mère, qui portait le prénom qui donne son titre au livre :
J'ai écrit ce livre en hommage à ma grand-mère maternelle, Idiss.
Il ne prétend être ni une biographie, ni une étude de la condition des immigrés juifs de l'Empire russe venus à Paris avant 1914. Il est simplement le récit d'une destinée singulière à laquelle j'ai souvent rêvé.
Puisse-t-il être aussi, au-delà du temps écoulé, un témoignage d'amour de son petit-fils.
L'affaire Dreyfus, qui avait tant agité les esprits, n'avait pas autant ému cette minorité encore étrangère à la France et qui avait trop connu l'antisémitisme virulent du régime tsariste pour s'étonner de celui qui avait mobilisé une partie de la France chrétienne et traditionnaliste. Cependant, en quel pays d'Europe aurait-on vu autant de sommités intellectuelles ou politiques mener le combat pour que justice soit rendue à un juif innocent contre la haute hiérarchie militaire, si respectée des Français4 ? Que la justice l'ait en définitive emporté sur l'antisémitisme était pour eux un gage de sécurité. Et une source de fierté, puisque la cause de Dreyfus était aussi la leur.
Mais, en même temps qu'ils révéraient la République, ils ne pouvaient ignorer les défilés sur les boulevards des manifestants criant « Mort aux juifs », comme dans les provinces de l'Empire tsariste. Des juifs avaient été malmenés et des magasins pillés çà et là, notamment en Algérie française. Mais les juifs immigrés avaient compris à l'épreuve de l'affaire Dreyfus que c'était la République qui était leur protectrice plutôt que la France, fille aînée d'une Église catholique qui avait enseigné à ses fidèles l'exécration du peuple déicide. Ainsi, en politique, les juifs se trouvaient massivement dans le camp des républicains. De toutes les nuances de l'arc-en-ciel politique, mais tous républicains.
L'école était séparée de la rue par un mur à mi-hauteur surmonté d'une grille. Un drapeau tricolore flottait au fronton du bâtiment central. La devise républicaine était gravée au-dessus de l'entrée. C'était la République triomphante ouvrant à ses enfants les voies de la connaissance. Ainsi, Chifra-Charlotte fit son entrée à douze ans dans le monde du savoir...
Surtout, ma mère nous parlait de monsieur Martin, le sous-directeur, qui enseignait le français à ces enfants d'immigrés qui n'en connaissaient que quelques mots usuels. M. Martin, à entendre Charlotte, n'était rien de moins qu'un missionnaire de la culture française dépêché dans ces quartiers populaires de Paris où s'entassaient dans des immeubles vétustes les familles d'immigrés.
Ce que voulait M. Martin, instituteur de la République, c'était transformer ces enfants venus d'ailleurs en petits Français comme les autres, auxquels il enseignait les beautés de la langue française, la grandeur de l'histoire de France et les principes de la morale républicaine. Car M. Martin était profondément patriote. Il croyait à la mission civilisatrice de la France, et la devise républicaine était son credo. Il admirait Jaurès, courait à ses réunions, lisait L'Humanité. Il avait foi dans un avenir meilleur où régneraient le socialisme et la paix par l'arbitrage international. Comme il était patriote, il n'oubliait pas l'Alsace-Lorraine que les Allemands nous avaient injustement arrachée. Mais comme il était pacifiste, il pensait que c'était par le droit à l'autodétermination des peuples que les territoires perdus reviendraient un jour à la République française. Dans son métier, M. Martin avait fait sienne la devise de Jaurès : « Aller vers l'idéal en partant du réel ». L'idéal pour lui, c'était dans sa modeste école parisienne de faire reculer l'ignorance et les préjugés, et d'ouvrir ces jeunes esprits au monde de la connaissance et aux beautés de la culture française.
Mon père Simon avait changé. Ses certitudes, les piliers sur lesquels était fondée sa vie, s'étaient effondrés. La débâcle de juin 1940, les troupes françaises en déroute mêlées aux civils fuyant l'invasion, avaient ébranlé sa fierté d'être devenu un citoyen de la « Grande Nation » dont il connaissait si bien l'histoire. La disparition de la République à Vichy avait suscité en lui chagrin et angoisse. Que les Français rejettent la République était pour ce citoyen d'adoption plus qu'un changement de régime : une trahison de son idéal.
Mais ce qu'il ressentait, c'était que le gouvernement de cette France qu'il avait tant aimée le rejetait comme une marâtre haineuse. Cet abandon, cette trahison, l'accablait secrètement. Il avait beau s'efforcer de l'imputer aux seuls nazis, il n'était plus, avec sa famille, qu'un juif au sein d'un État français plus antisémite dans ses lois que la Russie tsariste de son enfance.
Souvent, je me suis interrogé : que pensait-il lorsque, à Drancy, en mars 1943, il montait dans le train qui le conduirait au camp d'extermination de Sobibor, en Pologne ? Arrêté à Lyon par Klaus Barbie, et déporté sur son ordre, c'était aux nazis qu'il devait sa fin atroce, à quarante-huit ans. Mais au camp de Pithiviers ou de Drancy, qui le gardait, sinon des gardes mobiles français ? Tel que je l'ai connu, aimant si profondément la France, a-t-il jusqu'au bout conservé sa foi en elle ? On ne fait pas parler les morts. Mais cette question-là, si cruelle, n'a jamais cessé de me hanter.